[ACCI-CAVIE] A l’indépendance, les Etats africains ont créé des sociétés publiques afin de fournir des biens et services dans les différentes branches de l’économie nationale. Il convenait alors d’exploiter les richesses et les atouts dans les secteurs jugés stratégiques en palliant la faiblesse des entreprises nationales privées, à l’instar de la défunte Air Afrique. Un analyste du Centre africain de veille et d’intelligence économique revient sur ce parcours et souligne l’urgence des champions nationaux.
A la suite des crises apparues au cours des années 1980, caractérisées par d’importants déficits de finances publiques, les Etats ont été dans l’obligation de négocier des programmes d’ajustement avec la Banque Mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI). Ces institutions ont notamment préconisé la libéralisation des économies et à la clé la privatisation des principales entreprises publiques.
A la fin des années 1990, un ancien concept a été introduit dans les pays d’Afrique, celui de champions nationaux industriels. Ce terme désigne de grandes entreprises nationales compétitives à l’international, potentiellement capables de participer au développement de leur pays d’origine et qui bénéficient d’un soutien important de la part des pouvoirs publics.
Lors de la révolution industrielle, le développement industriel des principaux pays européens a reposé en partie sur de grandes entreprises, soutenues et encouragées par les Etats. Au demeurant, c’est plutôt du côté de l’Allemagne, des États-Unis, et du Japon que les champions industriels nationaux vont apparaître et jouer un rôle déterminant dans le rattrapage industriel de ces pays, dans la seconde moitié du XIXème siècle.
A l’heure où l’Afrique doit relever plusieurs défis, notamment ceux de l’autosuffisance alimentaire, de l’industrialisation, de l’énergie ainsi que de l’intégration régionale et du démarrage de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECAf), la question est de savoir si les champions industriels nationaux sont encore un modèle d’économie industrielle à suivre et à appliquer ou alors serait-il devenu obsolète ?
Le présent article s’articulera autour de trois parties : la justification de champions nationaux en Afrique, la vision de champions nationaux pour l’Afrique et les modalités de création et de fonctionnement des champions nationaux
Justification de champions nationaux en Afrique
L’histoire nous enseigne que les champions industriels allemands sont au cœur de la puissance industrielle allemande et à l’origine de son rattrapage en moins d’un demi-siècle. Des entreprises comme Krupp ou Thyssen (sidérurgie, métallurgie), Siemens et AEG (électricité), Bayer et BASF (chimie), ou encore la Deutsche Bank, vont devenir des entreprises de très grande taille, soutenues par l’État (cartels et konzerns) et orientées vers le développement économique national.
Au Japon, l’ère industrielle nouvelle qui s’ouvre en 1868, avec l’arrivée au pouvoir de l’empereur Meiji, va aussi reposer sur des grands groupes nationaux. Le pouvoir va prendre en charge le développement industriel pour accorder, dans les années 1880, le pouvoir industriel aux riches familles (Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda etc.). Aussi, le capitalisme japonais naissant a-t-il reposé sur une concentration forte des entreprises industrielles, les zaibatsus en liaison avec les objectifs de développement et de rattrapage nationaux.
Enfin, du côté des États-Unis, l’État crée toutes les conditions à la formation de grands groupes axés sur le développement industriel national en laissant faire le marché et en protégeant le marché national (tarifs McKinley en 1890, tarifs Dingley en 1897). Ainsi, le capitalisme américain de la fin du XIXème siècle est marqué par un degré élevé de concentration dans l’industrie avec les champions nationaux du pétrole pour la Standard Oil Company, de la chimie pour Dupont de Nemours, de l’acier avec Carnegie ou encore de l’automobile avec Ford. Ces entreprises vont devenir les symboles de la réussite et de la prospérité américaine.
La période des Trente Glorieuses de 1945 à 1975 qui correspond à trente années de croissance des principales économies occidentales va donner un nouvel essor aux champions industriels nationaux, puis à partir des années 1990 avec l’émergence progressive des dragons asiatiques (Corée du sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong), puis de la Chine, de l’Inde et du Brésil etc. Au total, la majorité des Etats du G20 ont mis en place des politiques appropriées fondées entre autres sur la protection de leurs marchés pour appuyer leurs champions nationaux.
A l’instar de l’Europe qui a pris conscience de la nécessité d’accélérer la création de champions européens dans le domaine des NTIC pour faire face aux concurrences chinoise et américaine afin de protéger son marché, l’Afrique doit faire de même au plan national dans chacun des 54 Etats, au plan régional et continental en retenant les leçons de l’histoire et en s’inspirant des expériences et des réussites des autres. Quelques pays l’ont déjà compris ; ils s’illustrent avec des champions emblématiques qui ont pour noms : ECOBANK, ETHIOPIAN AIRLINES, groupe DANGOTE, MTN, SAFARICOM, SAHAM, SONATRAC etc.
Vision des champions nationaux pour l’Afrique
Pour appréhender toutes les perspectives du nouveau marché continental qui se profile avec la ZLECAf, nous devons évaluer l’étendue de nos marchés nationaux par rapport aux importations de biens et de services fournis par les entreprises étrangères à travers le commerce des marchandises et les projets réalisés au niveau des 54 pays africains sans perdre de vue les échanges intra-africains.
Les différentes options de mise en œuvre de politiques d’émergence des champions nationaux varieront certainement selon les Etats, mais elles seront fondées sur le patriotisme économique. Elles doivent nous inspirer pour formaliser notre vision qui peut être appréhendée à travers cette image : ‘’ celle d’une Afrique qui se nourrit avec les produits des terroirs du continent, qui se vêtit avec les tissus africains à l’instar du ‘’Faso dan Fani’’, qui se soigne avec des médicaments développés et produits à partir de notre pharmacopée, qui promeut les cultures africaines et le tourisme en découvrant ses territoires, qui est ouverte au progrès scientifique et technique tout en restant fidèle à ses valeurs’’.
Pour prendre la mesure de ces enjeux, il y a lieu de tenir compte du fait qu’en 2050, la population de l’Afrique atteindra 2 milliards d’habitants et que les besoins à couvrir par les champions nationaux pour satisfaire la classe moyenne demeureront immenses et s’étendront bien au-delà des 5 priorités retenues par le Président ADESINA de la Banque Africaine de Développement (BAD) à savoir : Eclairer l’Afrique/Nourrir l’Afrique/Industrialiser l’Afrique/Intégrer l’Afrique/Améliorer les conditions de vie des populations.
La question pertinente que les Africains doivent se poser en créant la ZLECAF est bien la suivante : « Est-ce que l’Afrique doit demeurer le supermarché de toutes les grandes puissances, Chine, Europe et Etats-Unis etc… qui viendront y vendre leurs produits, ou est-ce qu’elle nourrit enfin l’ambition de devenir conquérante et souveraine chez elle? »
A l’instar des autres peuples (Américains, Chinois, Européens, Indiens, Japonais etc.), la réponse des Africains sera de produire dans leurs entreprises la majorité des biens et services qu’ils consommeront à travers les chaines de valeur liées aux énergies renouvelables, à l’agro-alimentaire, à la finance, aux travaux publics, à l’habitat, au tourisme et aux loisirs, à l’éducation, à la culture, à la santé, etc. Il s’agira alors de mettre en œuvre le patriotisme économique qui a toujours prévalu dans tous les autres pays développés.
Des chaines de valeur devront être développées en priorité dans le cadre de la transformation de nos matières premières (anacarde, bois, cacao, café, coton, karité, sésame et pétrole) et de nos produits agro-alimentaires au détriment des importations. Ensuite, à la faveur de l’émergence de la classe moyenne, une importance devra être accordée aux industries de substitution aux importations dans les secteurs des biens de consommation durable, comme l’électroménager, l’électronique de loisir, l’automobile et les nouvelles technologies.
A titre illustratif, la réalisation du mégaprojet de la raffinerie de pétrole de Lekki à Lagos (Nigéria) par le groupe DANGOTE est un exemple édifiant des résultats vers lesquels l’Afrique doit tendre. Ce projet d’un coût global de l’ordre de 6 milliards de $ US émane d’un partenariat entre le groupe DANGOTE et l’Etat nigérian à travers la compagnie pétrolière nationale (NNPC) et la Banque Centrale. Le résultat attendu est l’émergence d’un champion économique qui permettra au Nigéria outre la création de richesses et d’emplois, d’économiser les devises à la faveur du raffinage du pétrole nigérian sur place.
Modalités de création et de fonctionnement des champions nationaux
Les champions nationaux se développent d’abord dans leur pays d’origine en maîtrisant leur marché national et tout leur écosystème. Ensuite, à la faveur de gains de parts de marché, ils s’étendent progressivement sur les marchés extérieurs.
C’est le cas de la SIFCA, leader en Côte d’Ivoire dans les chaines de valeur du palmier à huile, de l’hévéa et de la canne à sucre. Après avoir fait ses preuves sur son marché depuis près de quarante ans, elle a créé un réseau de filiales dans plusieurs Etats (Ghana, Libéria et Nigéria). Au total, la SIFCA fait partie des champions nationaux de Côte d’Ivoire et de la CEDEAO depuis une vingtaine d’années.
Ce combat doit d’abord être mené au niveau national et régional, en devenant plus pugnaces, plus agressifs pour créer ces champions nationaux. Ces derniers doivent apparaître dans chaque filière agro-industrielle et industrielle de nos économies sans oublier les filières du secteur des services et au besoin pourraient provenir de partenariat entre plusieurs Etats à l’instar de Airbus qui appartient à la France, à l’Allemagne, au Royaume Uni et à l’Espagne.
A l’entame de la ZLECAf, chaque Etat doit pouvoir connaître ses atouts, comprendre les règles du jeu afin de définir sa stratégie, maximiser ses gains et sa croissance économique. Il en va de la survie de l’économie nationale de chaque Etat. Ceux qui ne créeront pas leurs propres champions nationaux, susceptibles d’affronter la concurrence internationale risquent, le cas échéant, de sombrer dans la pauvreté en se contentant d’être le supermarché des autres pays.
Toutefois, dans ce nouveau paysage concurrentiel qui se profile dans la ZLECAf, les groupes industriels tant africains qu’étrangers vont acquérir une telle puissance économique, politique et stratégique, que la question du contrôle de ces champions, véritables multinationales se posera avec une grande acuité. C’est le lieu d’évoquer l’environnement des affaires qui devra garantir l’équité et le respect des lois pour tous les acteurs et ce, au niveau local, régional comme à tous les stades de leur chaîne de valeur. Il sera alors indispensable de repenser et réformer leur gouvernance, afin d’y associer pleinement toutes les parties prenantes.
En guise de conclusion
La création des champions nationaux est une des conditions de l’émergence africaine. Elle n’est pas facultative, elle devient une obligation pour chacun des Etats. Elle nécessite une prise de conscience et un changement de leadership. C’est le prix à payer pour atteindre notre autonomie. Le plus dur reste à faire pour gagner le pari de la ZLECAf.
Olivier AGBOTON
Economiste, Représentant résident du CAVIE au Bénin