[ACCI-CAVIE] L’Afrique se trouve à un carrefour crucial dans ses relations économiques mondiales, particulièrement en ce qui concerne la question de sa dépendance au dollar américain. Bien que cette problématique ne soit pas nouvelle, elle a gagné en pertinence ces dernières années, avec des fluctuations monétaires locales de plus en plus marquées et des défis d’accès aux financements en devises fortes. Face à une économie mondiale en constante évolution, la question de savoir si l’Afrique peut se passer du dollar mérite une réflexion approfondie, notamment en termes de souveraineté économique et d’intelligence stratégique.
Le dollar : un outil de pouvoir, mais une prison économique
Depuis des décennies, le dollar américain occupe une place centrale dans les échanges internationaux. Cette monnaie, symbole de l’hégémonie économique américaine, domine le marché mondial, en particulier pour les importations stratégiques telles que le pétrole, le blé et les médicaments. En Afrique, la situation est similaire : les dettes sont contractées en dollar, les échanges interétatiques sont souvent réglés en dollar et même le prix des carburants est directement influencé par la fluctuation de cette devise. En 2024, le dollar représentait encore 57,4 % des réserves de change mondiales et dominait environ 88 % des transactions de devises, selon la Banque des Règlements Internationaux (BRI).
Cependant, cette dépendance a un coût élevé. Chaque hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine (FED) ou chaque fluctuation du dollar met en péril la stabilité économique de nombreux pays africains. En effet, en Afrique subsaharienne, près de 40 % des dettes publiques sont extérieures et plus de 60 % de cette dette est libellée en dollar, ce qui expose davantage ces économies aux aléas du marché des changes. Des exemples récents comme ceux du Nigeria, du Ghana, de l’Égypte ou du Kenya montrent l’impact direct de cette volatilité monétaire : inflation galopante, récession économique et tensions sociales.
Vers une alternative : la dédollarisation en marche
Face à cette réalité, plusieurs voix s’élèvent pour réclamer une autonomie monétaire accrue. Si l’abandon du dollar semble complexe, des alternatives commencent à émerger, notamment à travers des accords bilatéraux et des initiatives régionales. La Chine, principal partenaire commercial de l’Afrique, a été l’un des moteurs de cette transition. Par exemple, des pays comme l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria et Maurice ont progressivement commencé à régler leurs échanges commerciaux avec la Chine en yuan ou en monnaies locales. En 2018, le Nigeria a signé un accord de swap de devises avec la Chine, permettant aux deux nations d’échanger directement en naira et en yuan. Ce mécanisme, d’un montant de 2,4 milliards de dollars, a apporté un soulagement bienvenu aux réserves de change nigérianes, soumises à la pression du dollar.
Au-delà des accords bilatéraux, des solutions innovantes voient le jour pour encourager la dédollarisation à l’échelle régionale. Le système de paiement transfrontalier PAPSS, lancé par Afreximbank, permet aux entreprises africaines de commercer directement en monnaies locales, contournant ainsi le besoin de devises fortes comme le dollar. Cette initiative s’inscrit dans le cadre de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf), un projet ambitieux visant à renforcer les échanges intra-africains, encore limités aujourd’hui à seulement 17 % du commerce total du continent.
Les marchés asiatiques : une diversification encore timide, mais prometteuse
Au-delà des échanges commerciaux, la recherche d’alternatives au dollar touche également le financement des dettes publiques. L’Afrique explore de plus en plus de solutions de financement en dehors du marché obligataire traditionnel dominé par le dollar. Par exemple, l’Égypte a récemment levé 3,5 milliards de yuans (environ 479 millions de dollars) sur le marché obligataire chinois, marquant ainsi sa première incursion sur le marché des obligations Panda. Cette initiative ouvre la voie à une diversification des sources de financement et pourrait constituer une réponse aux contraintes des marchés occidentaux.
Un modèle économique africain à bâtir
Toutefois, se libérer du dollar n’est pas une tâche facile et ne doit pas être perçu comme un objectif en soi. La priorité doit être donnée à la stabilisation des monnaies locales, à l’intégration régionale et à la diversification des partenariats commerciaux. Des réformes structurelles profondes sont nécessaires pour que l’Afrique puisse réellement aspirer à une plus grande souveraineté économique.
Le continent dispose aujourd’hui d’une opportunité unique de repenser son modèle économique et d’écrire une nouvelle page de son histoire. Cependant, il ne s’agit pas simplement de se libérer du dollar pour tomber dans une nouvelle dépendance vis-à-vis d’autres puissances économiques, comme la Chine. L’Afrique doit s’appuyer sur ses propres ressources et renforcer ses capacités internes. La construction d’un modèle économique résilient et durable passe par la valorisation de ses monnaies locales, la promotion d’une intégration financière régionale ambitieuse et la création d’infrastructures adaptées aux besoins des acteurs économiques africains.
L’Afrique n’a pas vocation à se soumettre à une hégémonie monétaire, qu’elle soit d’origine occidentale ou asiatique. Le défi consiste à transformer la dépendance actuelle en une véritable opportunité de développement, en mettant l’accent sur l’intelligence économique pour anticiper et structurer son avenir financier. Le dollar restera sans doute dominant pendant un certain temps, mais la tendance mondiale vers une diversification des réserves de change offre à l’Afrique une occasion de jouer un rôle majeur dans la redéfinition de l’ordre économique mondial.
CLA